Nouvelles

« Ascendance. »

Publiée le 22/10/2019

Aquilino Pepe : refusé

Aquilino Maria : refusée

Aquilino Sergio : refusé

Aquilino Mario : refusé

Aquilino Silvio : accepté

Aquilino Teresa : acceptée

Aquilino Benedetta : refusée

Il avait dix-huit ans, depuis dix jours il attendait. Attendre, c’est ce qu’il avait appris dans ses Abruzzes natales. Chaque été, son père attendait la fin de la vendange pour afficher ou non un sourire discret. Si la récolte était bonne, il prenait la mère par la taille, et l’emmenait en carriole dans les magasins de la ville voisine. Si la récolte était mauvaise, il rentrait sans mot dire mais le lendemain maudissait le pays, la région, le maire, et, parfois, la mère qui lui avait fait cinq enfants. Lui, Silvio, né le 4 juin 1912, attendait chaque été le signal de son père pour saluer la terre qui les nourrissait, ou pour lui cracher au visage, d’un crachat énergique, nourri et définitif.

Au fil des ans ses crachats s’amplifièrent, car le ciel hostile et l’économie en berne s’étaient ligués pour donner aux récoltes un caractère catastrophique. Silvio fut soulagé d’entendre un soir la décision du père, qui les entraînait tous les sept vers un pays de rêve et d’action. Comme pour beaucoup d’Italiens, ce pays de cocagne était l’Amérique. Leur volonté leur tenait lieu de croyance ; l’argent et plus encore la sécurité étaient leur credo. Ils avaient une confiance farouche dans leur destin prodigieux.

La première entaille dans cette conviction fut le refoulement de ses parents et une part de sa fratrie après deux mois de voyage. Pepe et Maria avaient des sympathies anarchistes, pour eux la terre devait appartenir à ceux qui la travaillaient. Ils croyaient l’Amérique un bon terreau pour leur foi, ils ignoraient les commotions qui venaient de condamner Sacco et Vanzetti. Ils se trouvèrent en attente de retour sur le bateau qui les avait amenés. Les deux aînés étaient en âge semble-t-il d’héberger le même virus de la pensée libertaire. Quant à la petite Benedetta, elle était trop jeune pour subsister sans sa mère. Seule sa sœur Teresa, que son allure robuste de paysanne semblait protéger de toute attaque microbienne, fut autorisée à accompagner Silvio. Elle mourut dans l’année d’une tuberculose immigrée comme elle.

Silvio avait dix-huit ans, l’air avenant d’un adolescent responsable, on l’admit dans son nouveau pays. Dans le dortoir où patientaient ses parents anéantis, il crut les renier, pressentant un retour au pays difficile. En un adieu, Silvio devint chef de famille.

Amoureux de la vie, il était en même temps un redoutable travailleur. Au début, logé par une famille originaire du même village, il découvrit ce qui allait devenir un quartier pittoresque. Mais Little Italy n’était dans ces années qu’un bouge crasseux. Les lampions décoraient d’illusions les rues sordides. La première année, il crut suivre leur éclat lorsqu’il partait au petit matin vers un espoir d’emploi. Ils perdirent tout attrait lorsqu’il devint plongeur de restaurant, réparateur de réverbères, homme d’entretien, peinant à se nourrir et à nourrir les siens. La chance lui sourit au bout de deux ans, quand les chantiers se développèrent dans la ville exigüe ; il s’inscrivit comme maçon dans un des chantiers les plus audacieux de l’époque: les grattes ciel Rockefeller.

Quand sa mère apprit qu’il allait escalader des échafaudages plus hauts que sa maison de naissance, elle voulut retourner là-bas pour l’en empêcher. Le père fut fier, ne le montra pas mais le mécréant qu’il était devenu s’en alla brûler un cierge à Don Bosco. Le saint protégerait le petit mieux que lui-même.

Silvio s’envola vers des cieux enfin cléments, de plus en plus cléments croyait-il à mesure de son ascension. Le salaire était en proportion du danger, mais Silvio ne voyait pas le danger. Il savait éviter les faux pas, il refusait la gnôle mal raffinée qui vous tord la tête et l’équilibre en prime.

Il trouva une femme, une Italienne comme lui dont les parents tenaient la principale épicerie du quartier. Elle l’aimait, de cette tendresse langoureuse et vaste qui vous agrippe à vie. Il était heureux.

C’est ce bonheur que je vois aujourd’hui sur le visage de mon arrière grand père, saisi par l’objectif. C’est le seul cliché qui ait été pris de lui. Il est tombé la veille de la fin du chantier. Mon arrière-grand-mère ne l’a pas revu.

Elle était grosse de lui. Mon grand-père est né huit mois plus tard. Comme lui, et comme Silvio, j’aime le parfum des poutrelles, mélangé aux odeurs infimes de l’altitude. J’escalade les échafaudages de bambou ou d’acier. Je suis femme-araignée.

« Du Rififi dans les Voiles. »

Publiée le 22/10/2019

Qui pourrait le dénoncer ? Certainement pas les gars de l’I.S.A., l’Agence Spatiale Intercontinentale : ils avaient intérêt à éviter les vagues, s’ils voulaient poursuivre sans surveillance tatillonne leur mission de sauvegarde planétaire. Et puis, eux-mêmes avaient édicté les règles : en aucun cas une rencontre n’était possible.

Il réfléchit, dans la mesure où l’esprit de l’autre le laissait dérouler ses propres méandres. S’il avait été programmé pour installer les miroirs réfléchissants en orbite autour de la terre, son attention devait s’y cantonner. Il ne devait pas hésiter. Or, depuis deux mois, son esprit se trouvait parasité par une mélodie intruse : celle de l’autre. L’autre dont on lui avait promis l’absolue indépendance, l’autre dont seuls les fibroblastes de peau devaient servir d’amorce à la gigantesque reconstruction de son propre corps : il n’était qu’un clone.

Patiemment, il tenta de reconstituer son histoire. Cloné en 2032, en pleine période de réchauffement climatique non maîtrisé, il avait été assigné au poste de météo-technicien. Il installait les gigantesques miroirs qui, en réfléchissant les rayons solaires, les détournaient de la planète terre et contribuaient à son refroidissement. Albedo était son nom, comme celui de l’unité de mesure. Albedo aimait son métier, il était fier de ces 55.000 voiles déployées dans le vide sidéral, orientables grâce à un moteur miniaturisé, qui flottaient dans cet espace sans vent.

Son modèle devait l’ignorer, et l’ignorait. Tranquillement happé par un métier de professeur de physique, choisi pour ses qualités de précision d’analyse, le modèle ignorait qu’il eût un double. Et ses réflexions voguaient, rythmées par les formules qui appréhendaient les mystères de l’univers.

Albedo, à force d’opiniâtreté et de ruse, finit par trouver le laboratoire de sa naissance. Le registre des nouveaux accédants au monde. Et l’adresse de son modèle. La facilité d’accès aux coordonnées le dérouta. Ils devaient être bien sûrs d’eux.

Lorsqu’il sonna à la porte, il cachait sous son veston un Ruger standard, arme professionnelle, décidé à annuler le responsable de ses perturbations mentales. Son bras qui soulevait déjà le pan de sa veste stoppa net. L’hôte qui lui ouvrait la porte était une femme. Une femme terriblement sexy, mais surtout terriblement identique à lui-même. Il n’avait pas anticipé sa déroute. Pour la première fois, il se découvrit. Il vit l’éclat de ses propres yeux et leur curiosité permanente, il vit palpiter ses propres narines, il vit l’ombre sur les joues à peine maquillées de son modèle. L’émotion toute neuve n’était pas prévue. Non conçu pour une quelconque empathie, il ne sut rien du trouble démultiplié qui empoignait son hôtesse. Elle referma brutalement la porte, désemparée, puis la rouvrit. C’est alors qu’il distingua la petite mais salvatrice différence qui les fit exister tous les deux, qui leur permit de s’accepter : il ou plutôt elle, portait sur la tempe gauche une minuscule cicatrice étoilée.

Elle le fit entrer, la curiosité chez lui l’emporta sur l’idée de meurtre. Elle fut stupéfaite d’apprendre que l’intervention ambulatoire pour enlever un grain de beauté sur sa tempe gauche – et du tissu contigu normal – avait mené à ce génial bricolage assis devant elle. La même colère s’empara d’elle, mais elle sut se contenir.

-Que voulez-vous au juste, s’entendit-elle murmurer.

-J’étais venu vous éliminer.

-M’éliminer ! En quoi suis-je responsable de la production d’un autre moi-même, voulez-vous me dire ? interrompit sa voix plus outrée qu’angoissée.

Il devait lui expliquer, lui faire confiance.

-Jamais je n’aurais songé à un tel acte si je ne souffrais de plus en plus comme j’imagine que vous, humains, vous pouvez souffrir. J’ai été conçu pour accomplir un travail risqué pour un homme trop humain, et je n’ai nulle compétence pour le doute ou la réflexion trop élaborée, mes gestes et mes capacités sont purement techniques.

Son vis-à-vis le fixait impassible. Mal à l’aise, il haussa le ton et les épaules.

– En pratique, j’installe et si besoin je réoriente des miroirs en orbite autour de la terre afin de retourner une bonne partie de l’énergie solaire vers son pourvoyeur. Ainsi la terre se refroidit, ou se réchauffe moins. Cela nécessite une bonne orientation de départ des panneaux, puis la surveillance de leur stabilité, enfin, qu’ils ne soient pas détruits par la batterie de météorites en pugilat dans l’espace. De temps en temps je reviens sur terre, je fais un stage de mise à niveau, et je repars. Pas de soucis, pas d’états d’âme, plutôt content de ce boulot utile. Mais voilà, l’année dernière j’ai rencontré là-haut des gars qui venaient d’une région sud de mon continent, et ils m’ont raconté qu’ils n’avaient plus de mousson, que c’était la faute aux panneaux spatiaux, qu’ils allaient bidouiller un jour ou l’autre l’orientation et qu’on verrait bien si on était, au Nord, toujours aussi fanfarons. J’ai d’abord rien compris, j’ai oublié. Mais depuis deux mois, j’ai une sorte de doute, une idée qui me perturbe la tête alors que jusqu’ici le mot « perturber » m’évoquait seulement une erreur d’orientation des miroirs. J’ai parfois envie de les diriger dans un sens qui serait propice aux gars que j’ai rencontrés, et j’ai eu dans l’idée que ces doutes malvenus, ça venait de votre esprit à vous. Alors j’ai décidé de vous retrouver pour vous annuler, pour annuler mes images de mousson perdue, pour retrouver l’orientation correcte de mes idées et de mes miroirs. Car je suis indigné, un peu par l’injustice envers ces gars, beaucoup parce qu’on m’a manipulé. Dans les deux cas vous êtes responsable.

-Et pourquoi n’est-ce pas encore fait, ce geste salvateur de votre toute nouvelle conscience ?

-Brutalement, en vous voyant, j’ai eu l’étrange impression de me tuer moi-même. Je n’ai pas pu. Venez, dit-il, approchez-vous de cette glace aussi haute que nous…

-Une psyché, fit-elle machinalement

-Si vous voulez. Voyez : je suis vous, vous êtes peut-être moi…

-Dans ce cas, collaborons ! Mon nom est Danaé.

-Euh oui, mais je crains…

-Que craignez-vous ? Vous avez d’une certaine manière soupçonné mes préoccupations actuelles : je cherche à modéliser le système météorologique. La nature chaotique du système météo a jusqu’à présent, rendu extrêmement difficiles des prévisions exactes. Si l’intensité des moussons dans un coin du globe diminue à cause des miroirs spatiaux, il est pratiquement impossible de le prouver. Partant, une infraction dans les calculs d’orientation peut passer inaperçue. Moi, je suis sans parti, mais j’incline à partager les jours de chance entre les différents acteurs d’un scénario, à fortiori d’un drame. Alors, refaisons ensemble les calculs d’orientation, modifions-les de façon minimale, assez pour rétablir une mousson chez vos…protégés, pas assez pour être repérés. D’accord ?

-D…’accord, répondit-il encore hébété par sa virevolte.

Il partit deux semaines plus tard pour l’espace, vaguement inquiet. Il bidouilla les réflecteurs sans difficulté.

A son retour, Albedo se précipita chez Danaé. Il s’approcha de la maison, intrigué. Un chargé de mission s’y trouvait déjà. Il comprit brutalement et il eut peur. Ses modifications, loin d’être passées inaperçues, avaient été enregistrées et leur auteur repéré. La mission  de l’intrus était de détruire le saboteur. S’étant introduit dans la maison à l’heure où il savait la porte ouverte aux enfants, le tueur observait sa cible debout devant sa psyché, qui lui tournait le dos. Il scrutait la haute glace lorsqu’un rayon de soleil effrangea le miroir, frôla le visage de sa victime, il tira. Albedo se précipita.

Albedo fut traversé par un frisson de peur et de tristesse. Il comprit qu’il ne pourrait réintégrer son monde propre sans ce sentiment confus appelé chez les humains le remords. Posément, après l’évacuation de Danaé, il prit sa place, et s’installa devant ses formules.

« Putain de nuit »

Publiée le 22/09/2019

« Putain de nuit. Même pas eu le temps de dîner qu’ils ont foncé sur lui et sans pitié encore, faut être berzingue pour choisir un job pareil et il a pas choisi. Le premier patient valait mieux qu’y rapplique, une heure de plus il y passait, rencontrer la faucheuse, Adrien l’a senti tout de suite, il était frais, encore, la première heure de garde on respire, on tient droit, on a la tête qui carbure. Alors il a mis tout de suite la technique en route, au service du dézingué qui haletait, pris dans sa fièvre du samedi soir mais pas celle qu’on pourrait attendre. Une fièvre de cheval, maligne comme un essaim de guêpes – pourquoi il pense aux guêpes, le type avait la texture d’une loque et rien de l’agressivité des piqueuses en vol. Mais c’est ça, la nuit, quand il est de garde, un vieux fond de poésie l’envahit au premier patient qui va mal. Vraiment mal. Sa défense devant la mort, diront les psychiatres. Si ça permet de lutter plus efficace, va pour la poésie, les défenses et le fourbi, c’qui compte c’est d’en sortir le plus possible, du mieux possible.

Il était pas destiné à s’enrôler dans les nuits blanches, il voulait faire ostéo, palper des peaux, tâter des ventres, toucher les gens et même les écouter, pas trop, ne pas se laisser envahir. Aucun goût pour l’extrême, in medio stat virtus, il était encore de la génération qui font médecine avec un bac de lettres. Fini ce temps, maintenant t’es ingénieur autant qu’médecin. Et, il le reconnait, c’est pas plus mal. C’est pas en récitant Baudelaire qu’il aurait pu enfoncer le trocart en urgence dans le type qui étouffait, juste avant minuit. Stétho, radio rapidos, matériel, et hop, j’t’enfonce le mandrin pile au bon endroit et tu vois, littéralement, s’épanouir le bonhomme. Là t’es utile, enfin. Tu traînes depuis l’adolescence cet absurde sentiment d’inutilité crasse, culpabilité clament les psy encore eux mais toi tu t’en fous ça fait pas revenir ta mère morte d’une overdose seule quand toi tu t’éclatais en boîte.

Après ce client-là il a réussi à voler vingt minutes en salle de garde, gratter un fond de casserole et boire un litre d’eau. Il venait de dénicher un demi-gâteau dans le frigidaire dressé comme une invite à la malbouffe, quand son bip a sonné alors il a laissé le fridge en plan avec le gâteau il a couru vers les urgences. Pas eu l’énergie d’engueuler le mec qui râlait, on s’occupait pas assez vite de sa rage de dents. La rage de dents durait depuis le matin, ben voyons, mais le type avait des choses à faire, il pensait que ça allait passer, et cette nuit, angoisse. Son matin à lui, Adrien n’y pensait plus, son gosse avait mal à la tête, toussait, un début de grippe, tant pis, il devait y aller au travail, alors le gosse aussi à l’école, on partage tout, dans une famille.

J’aurais dû téléphoner, voir comment ça se passait. Trop tard à présent, sa femme l’aurait appelé si. Si quoi ? N’a pas le temps de gamberger, un AVC massif et une embolie pulmonaire, lequel des deux en premier ? L’intox à l’anti dépresseur, finalement, tranche et prend le pas. Intubation, prélèvements, place en réa. Pour l’embolie il bipe le cardio, l’AVC attendra cinq minutes. Et la conjonctivite de la jeune femme , là, dans le coin, attendra cinq heures. Ou plus, il s’en fout, il pare au plus pressé, et tout est pressé. Il est pleinement avec l’homme au suicide raté, il est, aussi totalement, dans le regard porté aux autres blessés du corps de l’esprit, comme s’il gardait dans sa main le fil invisible et ténu qui les tient encore en vie. Aucune réflexion autre que celle qui va mener à l’acte efficace. Pourtant, il se dédouble, se voit agir, se commente, s’ autocritique à toute allure se surveille. Se sent comme le paillon de nuit affolé par la lumière se cogne aux murs volète éperdu dans la pièce. Mille fois égaré. Ne se fracasse pas, repart, buté.

Un café, partagé avec l’équipe. Heureusement qu’ils sont là. Pourtant chacun est seul. Chacun son rôle, spécifique, chacun sa place comme dans les rouages de la machine qui broie, dans Les temps Modernes. Ouais, c’est ce qu’il ressent, l’écrasement, à trois heures du matin. Adrien s’allonge sur un brancard dans le hall des urgences brusquement désert. Sa copine adrénaline le quitte et il s’endort, il voudrait s’endormir il refait la soirée retrouve tous les gestes s’inquiète pour l’intox, ira le voir au petit matin en réa, faut qu’y s’en sorte, on s’est battu pour lui. Le sommeil ne vient pas mais à sa place une jeune asthmatique dont la crise au lieu de passer s’aggrave malgré le traitement.

Lueur du petit matin, quand Adrien sort pour s’en griller une. La relève est arrivée, fraiche de savon parfumé. Babil de néophytes, gaieté des collègues retrouvés. Il va rentrer chez lui, voir son gosse et l’emmener à l’école. Revenir, la journée commence. »

« L’Aventure Extrême. »

Publiée le 01/09/2019

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